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Au moment où les derniers convois de l’armée royale passaient la Loire à Gien, le prince de Condé rejoignait secrètement, après un long périple, son armée du centre et, sans coup férir, prenait tout aussitôt Montargis avant de marcher sur Château-Renard.

Un agent de Jérôme de Galand ayant constaté de visu l’arrivée du prince entreprit d’en informer immédiatement le roi. Malheureusement, sa hâte à quitter l’armée condéenne où il servait comme officier le fit remarquer. Il fut arrêté, torturé et exécuté.

Si bien que l’armée du roi ignorait toujours le retour de Condé, bien que la chose fût attendue, mais ce manque de précision fut sans doute à l’origine du grand désastre qui devait s’abattre sur les troupes royales encore tout à la joie de leur éclatante victoire de Jargeau.

Pour son malheur, l’armée royale se composait de deux corps d’armées différents. Cette distinction avait pour origine la rivalité opposant les maréchaux de Turenne et d’Hocquincourt. Si Turenne, par réalisme, faisait preuve d’esprit de conciliation, il n’en allait pas de même en ce qui concernait d’Hocquincourt qui se montrait fort jaloux de n’assurer point le commandement en chef de l’armée royale. Aussi, malgré la ferme objection de Nissac, le roi, après avoir balancé, avait-il dû se résoudre à créer pour le seul Hocquincourt une armée qui fût sienne et donc différente de celle de monsieur de Turenne.

La Loire passée, monsieur de Turenne installait son camp fort bien organisé en ses défenses à Briare, près de Gien, tandis que le maréchal d’Hocquincourt, toujours en disposition maussade, faisait prendre quartier à son armée à proximité de Bleneau, soit à plus de quatre lieues de Turenne. En outre, peu satisfait de l’endroit, Hocquincourt dispersa ses troupes en sept villages différents.

Le comte de Nissac installa sa forte et redoutable artillerie chez monsieur de Turenne, avec lequel il entretenait commerce agréable quand il ne pouvait supporter le maréchal d’Hocquincourt, sa fierté qui se froissait au mot le plus anodin, ses caprices de pucelle attendant mari, son éternel mécontentement.

Pour le comte, la guerre s’abordait en esprit d’action commune qui ne laissait point de place aux ambitions personnelles. Nourri des leçons du passé qu’enseigne l’histoire, il se souvenait du drame d’Azincourt, de la cavalerie française écrasant sa propre infanterie tant elle avait hâte d’en découdre, et pour quel résultat !

Inquiet, il se rendait chez le maréchal de Turenne en compagnie de Sébastien de Frontignac, ce jour-là très bavard.

Ayant essuyé une courte averse, les deux hommes ne poussaient cependant point trop leurs chevaux tandis que le baron de Frontignac remarquait :

— Il n’est si gentil mois d’avril qui n’eût son manteau de grésil.

— Vous semblez de belle humeur, capitaine ! répondit Nissac.

— C’est que j’ai hâte de me heurter avec passion à mon confesseur.

— Devant que de débattre de théologie, il vous faudra affronter le prince de Condé.

— Je crains moins monsieur le prince que mon confesseur.

— Qui est-il ? demanda Nissac.

— Monsieur de Singlin, de Port-Royal des Champs.

— Méfiez-vous, Frontignac, pour brillants qu’ils soient, ces gens-là sentent l’hérésie.

— Non point, monsieur le comte. Port-Royal est au contraire l’avenir de notre religion qui sans l’abbaye sombrerait rapidement.

Le comte de Nissac soupira :

— Vous êtes inattendu, baron. Tantôt vous voilà janséniste et tout de pureté catholique, tantôt vous dispensez conseils de sorcières à nos compagnons. Par l’un ou l’autre côté, c’est bien le bûcher que vous cherchez !

— Monsieur le comte, rien n’est moins vrai.

— Et que disiez-vous donc à Florenty et au baron de Bois-Brûlé ?

— À Florenty, je donnais conseil que, contre puanteur des pieds, il faut mettre en ses bottes écume de fer, ce qu’il répéta sans tarder à un canonnier qui l’incommodait. Il le persuada sans difficulté.

— Et monsieur de Bois-Brûlé ?

— Je lui expliquais qu’il faut porter sur soi anneau contenant quelques morceaux de nombril de nouveau-né afin de repousser les crises de colique.

Le comte grimaça :

— C’est là médecine en grande spécialité en l’horreur… À vous entendre, baron, on imagine que le corps va céder de partout, se dissoudre, voir chaque membre partir en sédition et suivre chemin différent, s’évacuer en saignements.

— Saignements ? Mais je sais le remède !

— Quel est-il ? demanda Nissac d’un ton où perçait grande lassitude de ce sujet.

— C’est très simple, monsieur le comte. Il suffit de déposer fiente de pourceau sur coton et appuyer à l’endroit où vous saignez.

— Ah, plus un mot, baron !… Je préfère me vider de mon sang que m’enduire de merde de cochon !… Quelle abomination !… Enfin, n’avez-vous point d’autre sujet de passion ?… Et cette jeune baronne, Catherine de Dumez ?… Voilà qui mériterait toute votre attention et serait légitime puisque je vous ai surpris tous deux échangeant doux sourires.

Frontignac adressa un regard intéressé au comte de Nissac.

— Vous la trouvez donc jolie ?

— Très.

— Mais encore, monsieur le comte ?

— J’ai grand goût pour ses chapeaux.

— À ce point ?

— Mais certainement, baron.

— En vérité ?

Nissac devina que son jeune ami était sérieusement épris et qu’il attendait avis sérieux. Cette preuve de confiance le toucha.

— Baron, si madame de Santheuil n’existait pas, et vous non plus, nonobstant notre différence d’âge, j’aurais probablement entrepris de faire la cour à la baronne de Dumez. Mort-Dieu, que ne l’épousez-vous puisqu’elle semble vous aimer elle aussi ?

— Je le ferai. Mais il faut d’abord écraser la Fronde.

— Cela, c’est une tout autre affaire ! répondit le comte, l’air sombre.

Monsieur le maréchal de Turenne reçut immédiatement le général-comte de Nissac et lui offrit du vin de Touraine ainsi que cuisse de chapon chaude et dorée.

Le maréchal faisait grand effort pour que Nissac, qu’il estimait au plus haut point, se sentît à son aise mais il devinait chez son interlocuteur une irritation qu’il ne combattait qu’à grand-peine.

Turenne se résolut donc à aborder le problème avec franchise :

— Parlez, comte, nous sommes d’assez vieux soldats, vous et moi, pour ne point nous embarrasser de détours.

Nissac regarda Turenne droit dans les yeux.

— Il s’agit du maréchal d’Hocquincourt, et de la grande folie qui est la sienne.

Un fugitif sourire apparut sur les lèvres de Turenne.

— Poursuivez, je vous en prie.

— Sans détours, avez-vous dit… Hocquincourt est un fou, ou un enfant. C’est grande hérésie militaire que de disperser ses troupes en sept villages quand l’armée de Beaufort et Nemours se trouve à moins de trois lieues et qu’on ne sait où est exactement monsieur le prince de Condé !… Le maréchal doit regrouper son armée en un seul endroit, disposer une garde sévère, tenir par relais des régiments en alerte et être prêt à tout instant à repousser une attaque des Frondeurs.

Turenne hocha gravement la tête.

— Vous avez bien entendu raison, général, et je n’ai jamais regretté autant qu’en cet instant que vous ne fussiez maréchal commandant cette armée, car nous avons vues semblables en toutes choses. J’ai… J’ai oublié toute fierté, tout orgueil pour aller m’entretenir avec le maréchal d’Hocquincourt et lui exposer ce que vous dites. Il m’a fort mal reçu et refusé de m’écouter.

Les deux officiers supérieurs échangèrent un regard lourd, puis le comte de Nissac reprit :

— Le roi est informé ?

Le maréchal eut un geste évasif.

Nissac vida son verre d’un trait et, assez sèchement :

— Merci pour le vin, monsieur le maréchal.

Turenne retint Nissac en posant sa main sur l’avant-bras du comte.

— Vous avez raison et nous le savons tous les deux. Mais les choses ne sont peut-être point aussi graves que nous les imaginons. L’armée de la Fronde est commandée par Beaufort et Nemours qui sont braves mais n’ont point de talent militaire. Ils sont incapables de l’audace que le prince, vous et moi manifesterions en telle occasion. L’armée royale leur fait peur, ils n’oseront jamais l’attaquer. Il faut garder bon espoir.

— Pas à moi, monsieur le maréchal !

Turenne sursauta :

— Vous dites ?

— L’espoir !… La guerre est notre métier depuis trop longtemps pour que nous nous abusions. Je crois à la force du choc des escadrons, à la discipline de l’infanterie, à la précision de l’artillerie, à la compétence du commandement mais l’espoir, je laisse cela aux premiers chrétiens qui se faisaient dévorer par des lions en les arènes en priant… avec espoir… un Dieu dont la grande force est de ne s’être jamais montré, sans doute par peur de décevoir !

Le maréchal de Turenne regarda le général de Nissac avec stupeur, puis partit d’un rire franc.

— Comte, vous êtes impie, matérialiste et diablement de méchante humeur mais vous, morbleu, vous êtes un vrai soldat !… De grâce, mangez cette cuisse de chapon et reprenons un verre. Et même plusieurs.

Le comte de Nissac haussa les épaules.

— Soit. Et si après avoir bu nous voyons en double l’armée des princes, nous redoublerons d’efforts, c’est bien cela ?

— Exactement ! répondit le maréchal de Turenne, d’excellente humeur.

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